La culture française a toujours attaché, semble-t-il, un privilege tres fort aux «idées», ou, pour parler d’une façon plus neutre, au contenu des messages. Importe au Français le «quelque chose à dire», ce qu’on designe couramment d’un mot phoniquement ambigu, monétaire, commercial et littéraire: le fond (ou le fonds ou les fonds). En fait de signifiant (on espère pouvoir désormais employer ce mot sans avoir à s’excuser), la culture française n’a connu pendant des siècles que le travail du style, les contraintes de la rhétorique aristotélo-jésuite, les valeurs du «bien-écrire», elles-mêmes centrées, d’ailleurs, par un retour obstiné, sur la transparence et la distinction du «fond». II a fallu attendre Mallarmé pour que notre littérature conçoive un signifiant libre, sur quoi ne pèserait plus la censure du faux signifié, et tente l’expérience d’une écriture enfin débarrassée du refoulement historique où la maintenaient les privilèges de la «pensée». Encore lʼentreprise mallarméenne, tant la résistance est vive, ne peut-elle être, ici et la, que «variée», c’est-à-dire répétée, à travers des œuvres rares, qui sont toutes de combat: étouffée deux fois dans notre histoire, au moment de la poussée baroque et de la poétique mallarméenne, l’écriture française est toujours en situation de refoulement.
Un livre vient nous rappeler qu’en dehors des cas de communication transitive ou morale (Passez-moi le fromage ou Nous désirons sincèrement la paix au Vietnam) il y a un plaisir du langage, de même étoffe, de même soie que le plaisir érotique, et que ce plaisir du langage est sa vérité. Ce livre vient non de Cuba (il ne s’agit pas de folklore, même castriste), mais de la langue de Cuba, de ce texte cubain (villes, mots, boissons, vêtements, corps, odeurs, etc.), qui est lui-même inscription de cultures et dʼépoques diverses. Or, il se passe ceci, qui nous importe à nous, Français: transportée dans notre langue, cette langue cubaine en subvertit le paysage: cʼest une des tres rares fois ou une traduction parvient a déplacer sa langue de sortie, au lieu, simplement, de la rejoindre. Si le baroque verbal est espagnol selon l’histoire, gongoresque ou quévédien, et si cette histoire est présente dans le texte de Severo Sarduy, national et «maternel» comme toute langue, ce texte nous dévoile aussi la face baroque qui est dans l’idiome français, nous suggérant ainsi que l’écriture pent tout faire d’une langue, et en premier lieu lui rendre sa liberté.
Ce baroque (mot provisoirement utile tant qu’il permet de provoquer le classicisme invétéré des lettres françaises), dans la mesure ou il manifesté l’ubiquité du signifiant present a tous les niveaux du texte, et non, comme on le dit communément, à sa seule surface, modifie l’identité même de ce que nous appelons un récit, sans que le plaisir du conte soit jamais perdu. Ecrit en dansant est composé de trois épisodes, de trois gestes —mot qui reprend ici le titre du premier livre de Severo Sarduy el que l’on voudra bien entendre aussi bien au masculin qu’au féminin, mais on n’y trouvera aucune de ces protheses narratives (personnalité des protagonistes, situation des lieux et des temps, clins d’œil de celui qui raconte, et Dieu, qui voit dans le cœur des personnages) dont on marque d’ordinaire le droit abusif (et d’ailleurs illusoire) de la réalité sur le langage. Severo Sarduy raconte bien «quelque chose», qui nous aspire vers sa fin et se dirige vers la mort de l’écriture, mais ce quelque chose est librement déplacé, «séduit» par cette souveraineté du langage, que Platon entendait deja récuser chez Gorgias, inaugurant ce refoulement de l’écriture qui marque notre culture occidental. On voit donc se déployer dans Ecrit en dansant, texte hédoniste et par la même révolutionnaire, le grand thème propre au signifiant, le seul prédicat d’essence qu’il puisse supporter en toute venté, et qui est la métamorphose: cubaines, chinoises, espagnoles, catholiques, droguées, théâtrales, païennes, circulant des caravelles aux self-services et d’un sexe à I’autre, les creatures de Severo Sarduy passent et repassent a travers la vitre d’un babil épure qu’elles «refilent» a l’auteur, démontrant ainsi que cette vitre n’existe pas, qu’il n’y a nen à voir derrière le langage, et que la parole loin d’être I’attribut final et la dernière touche de la statue humaine, comme le dit le mythe trompeur de Pygmalion, n’en est jamais que lʼétendue irréductible.
Cependant, que les humanistes se rassurent, du moins à moitié. L’allégeance donnée à l’écriture par tout sujet, celui qui écrit et celui qui lit, acte qui nʼa aucun rapport avec que le refoulement classique, par une méconnaissance intéressée, appelle le «verbalisme» on plus noblement la «poésie», ne supprime aucun des «plaisirs» de la lecture, pour peu qu’on veuille bien en trouver le rythme juste. Le texte de Severo Sarduy merite tous les adjectifs qui forment le lexique de la valeur littéraire: c’est un texte brillant, allègre, sensible, drôle, inventif, inattendu et cependant clair, culturel même continûment affectueux. Je crains cependant que pour être reçu sans difficulté dans la bonne société des lettres, il lui manque ce soupçon de remords, ce rien de faute, cette ombre de signifié, qui transforme l’écriture en leçon et la récupère de la sorte, sous le nom de «belle œuvre», comme une marchandise utile à lʼéconomie de lʼ«humain». Peut-être ce texte a-t-il aussi une chose en trop, qui gênera lʼénergie de parole, qui suffit à lʼécrivain pour se rassurer.
Publicado en: La Quinzaine littéraire, n° 28. Paris, 1967, p. 13. Tomado de Severo Sarduy: Obra completa. Edición crítica. Coordinadores: Gustavo Guerrero y François Wahl. Colección Archivos 40. Signatarios del acuerdo Archivos ALLCA CC. Université de Paris X, 1999, pp.1729-1730.